« Novalis disait : “La vie des dieux est mathématique”. Je serais tenté de le croire en écoutant la musique de Bach : le langage de la contemplation est si clair, si rigoureusement élucidé, qu’on le dirait d’un arithméticien qui aurait choisi de s’exprimer par la musique. C’est Schweitzer, l’un des meilleurs commentateurs de Bach, qui l’a souligné le premier. Il écrit excellemment : “Il travaillait à la façon du mathématicien, qui aperçoit clairement devant lui toutes les phases d’une opération compliquée, et n’a plus que le soin de la réaliser en chiffres.” Toute la musique de Bach est là, jusque dans son intention spirituelle. Elle est en somme cette musique, successive et simultanée ; elle développe une durée, mais en même temps la survole et l’embrasse d’un seul regard. N’importe quelle mesure de Bach, c’est l’intégrale de toute l’œuvre. Prenez par exemple telle invention, si connue que l’effet de surprise n’est pas à craindre qui risquerait de nous dérober, derrière une beauté de prestige, l’évidence familière de cette phrase, redisant toujours la même chose, dessinant la même élévation, et demeurant inépuisablement identique à soi-même à travers l’œuvre entier de Jean-Sébastien. C’est une musique ascendante ; mais je ne dirais pas une musique angélique. »
« Quand nous étions au collège, nos manuels de littérature ressemblaient à des coupes géologiques diversement colorées pour bien distinguer les terrains. Les écoles littéraires, convenablement stratifiées, s’offraient à nous dans leur isolement splendide ; le romantisme finissait en 1885, avec la mort de Hugo, cependant que Baudelaire mourait dans une autre planète, près de 20 ans plus tôt. Tel rapprochement évident, comme celui par exemple que Baudelaire à 20 ans lisait Hugo quadragénaire, nous aurait été indifférents, tant nos livres prenaient de soin à nous cacher les interférences de l’esprit et du temps. Aujourd’hui nous acceptons que Gide, ou Claudel, nous soient contemporains dans tous les sens du terme. Pourtant le romantisme, le Parnasse et le symbolisme nous sont autant de champs clos. Une petite chronologie nous montrera que l’histoire n’est rien moins que l’entassement de périodes. »