« Agrippa d’Aubigné : ce nom prestigieux et sévère, il me plaît de le détacher d’entre les plus grands. Je n’en connais pas de plus solitaire, de plus évidemment choisi par le destin. Le nom et l’œuvre se font écho par la vertu de syllabes solennelles, éclatantes et noires, que traverse le cri de l’éclair. Dans une hauteur d’orage, se dressent les vestiges géants d’une audace ruinée. On y pressent une vertigineuse architecture, où s’engoufffrent de vastes régions de ciel : cependant que des oiseaux tournoient, immenses, par milliers, au-dessus d’une terre à l’agonie. Mais, au cœur du vocable, et filtrant des sombres profondeurs, une aube inattendue respire, ce nom, à lui seul, est un hymne déjà.
Confesserai-je que, satisfait d’imaginer cette grandeur, j’ai longtemps retardé l’effort de la connaître ? Les signes que je viens de dire m’étaient suffisants : en fait-il davantage au rêve ? l’inoubliable crescendo qui consacre, aux dernières pages du « Jugement », la défaite de la Mort :
Ô enfants de ce siècle, Ô abusez mocqueurs…
m’enivrait de la plénitude du verbe : je craignais que l’effet de masse y contredît, et feuilletais, sans plus, le livre. Je mis longtemps à vaincre cette appréhension, – cette paresse. Ma récompense fut maigre d’abord, car l’œuvre est d’un seul souffle, auquel le nôtre plus court s’accorde mal. (...) Un jour vint cependant, à travers le mutisme atroce du désastre, – alors que toute voix sonnait faux, les choses que jusque-là j’avais tenues pour parfaites me paraissant insupportables, au point même de les briser, – un jour vint où j’entendis, oui, pour la première fois j’entendis l’étonnante attaque guerrière des Tragiques :
Puisqu’il faut s’attaquer aux légions de Rome…
Et voici que l’immense coulée de lave, refroidie depuis plus de trois siècles, se remit en mouvement. »