Vous rappelez-vous l’étonnement, l’effroi peut-être qui vous saisirent quand, pour la première fois, vous avez reconnu votre langage ? Jusqu’alors, ce n’était point vous-mêmes qui parliez, mais un infirme empruntant à d’autres ses paroles ; vous exprimant, certes, mais comme à la surface de vous-même, et dont les mots ridaient à peine l’eau dormante de votre vie cachée. Déjà, pourtant, vous pressentiez le nouvel être, qui déblaierait le fatras des mots anciens. Un jour, la page écrite, tout obscure qu’elle fût pour vous, vous connûtes, à n’en pas douter, que cet homme nouveau venait de naître : « homme nouveau devant les choses inconnues », comme le Cébès de Tête d’Or quand il paraît sur la scène du monde. Car les choses hier familières, connues de cette connaissance commune qui rend aisé l’échange quotidien, soudain vous devenaient étranges ou plutôt vous leur deveniez étranger. Il s’était fait un ébranlement de vos puissances, si vaste qu’il ne vous suffisait plus de recourir aux étais ordinaires de la pensée. Ce poème, ce conte, cette ébauche de roman ou de drame, dont la vertu singulière vous désorientait et tout ensemble vous assurait en vous-même, ils vous signifiaient un don redoutable : celui non de répéter, mais de créer.
Poésie raison ardente, « Aux écrivains »