« Tout enseignement, même celui de la physique, oriente – je ne dis pas détermine – notre façon de sentir, de penser, d’imaginer. Quelle réalité pourrait avoir un enseignement si parfaitement neutre qu’il n’offrirait aucune idée du monde, ni de l’homme et du fonctionnement de son esprit ? Si je dis que, dans l’enseignement français, l’intelligence abstraite est privilégiée par rapport à l’imagination et à l’intuition créatrice, et que ce primat sans cesse renforcé nous détermine avec une telle contrainte que tout créateur véritable doit la rejeter pour être en état de créer, porté-je atteinte à l’intangibilité d’un état de choses voulu de Dieu ? Il faudra bien qu’un jour s’engage une réflexion de fond, non seulement sur la relation entre l’enseignement et la vie, mais sur le principe de tout notre système intellectuel, dont Taine se plaignait déjà, et dont Valéry, il y a près de quarante ans, faisait la critique la plus actuelle et la plus sévère dans son "Bilan de l’intelligence" (Variété III). (…)
Si je souligne aujourd’hui l’importance de l’activité orale, c’est parce que de moins en moins d’enfants savent s’exprimer tout haut. Certes il y a toujours des phraseurs et des perroquets : il ne s’agit pas d’en multiplier le nombre, mais d’enseigner le bon usage de la parole. Notre langue n’est pas une mécanique à toutes fins : c’est une parole vivante, une réalité qui nous modifie comme nous la modifions. Nous la respirons, nous existons en elle, et par elle le monde existe en nous. Comment son enseignement ne nous orientera-t-il pas ? Ne devra-t-il pas être conçu pour que l’enfant se dirige par lui vers la lumière ? Ne tire-t-il pas bien des enfants de ce mutisme, de cette nuit de l’être, beaucoup plus fréquents dans certains milieux que ne l’imaginent ceux qui vivent dans un univers où le langage va de soi comme les autres biens ? Apprendre à parler sa langue, c’est apprendre à vivre mieux dans un monde où s’échangent un nombre toujours croissant d’informations qui conditionnent la vie sociale et le développement intérieur. C’est aussi apprendre à se dire, à écouter l’autre qui se dit, à vaincre l’isolement sous toutes ses formes, y compris celle qu’engendre l’esclavage des mass media. En un mot, c’est se préparer à être pleinement pour soi et pour autrui. »
« À propos du Rapport Rouchette : la relation maîtres-élèves », Le Figaro, 6 avril 1971
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