PIERRE EMMANUEL

JacobÉditions du Seuil, 1970

Au fort de la nuit Jacob se leva car il sentait une Puissance approcher.
Il se tira lourdement de sa vase il se désembourba de son âme
Un péché d’énorme fatigue une boue de plomb lui collait dessus
Une angoisse l’écœurait d’être en vie.
Cette mort molle qu’il faut hisser puis contraindre à se tenir debout
Moi qui se somme d’être un rocher et sitôt droit n’est qu’une chute
      d’entrailles
Tel est l’homme devant l’exigence de Dieu et le fardeau d’en être aimé.

Quand Dieu est si près que l’homme ne peut fuir il peut toujours tomber
     dans son puits
Mais tout au fond il est horriblement acculé par les appels venant de la
    margelle
Et sa stupeur lui devient un enfer quand il s’y entend traquer par son
     nom.
Cousu serré dans son sac à mensonges lesté du poids de ses moindres
     mots
Chu de lui-même au plus épais de son trou qui se referme indifférent à
      mesure
Il se réveille étale et sans borne sur une île d’oubli douloureux

                         Jacob, « Au fort de la nuit »


     « Jacob fait seuil dans l’œuvre de Pierre Emmanuel : il y a un avant, il y a un après, [comme au reste il y a un avant le combat de Jacob et un après dans le livre, où chacun est invité à se retrouver dans le personnage du patriarche. Jacob] est en effet l’expression et l’issue d’une crise douloureuse — « Durant des années, je souffris à tel point […] que je cessai d’écrire en poésie », (La vie terrestre, Paris, Le Seuil, 1976, p. 31) —, que l’auteur appelle "l’ambiguïté esthétique" (ibid., p. 36), ouverte en 1960-1961 par l’écriture d’Évangéliaire. [...]
     Le travail sur la figure de Jacob, l’une des plus ambiguës de la Bible, a permis à Pierre Emmanuel de trouver un chemin, de découvrir un raisonnement en accédant — et d’accéder — à une autre relation au langage, permettant une parole symbolique, c’est-à-dire une parole qui toujours simultanément incarne et pointe vers un au-delà d’elle-même : "Verbe Visage", premier poème de la partie "La Sainte Face" dans Jacob, est ainsi placé au centre de l'œuvre pour dire et le paroxysme et la résolution de la crise.
     Le fruit en sera un style autre, remarqué par la critique. Hubert Juin notait, dans une étude rétrospective de toute l’œuvre, à la mort du poète : "Ici — il s’agit de Jacob — Pierre Emmanuel use d’une voix plus hermétique, d’après ses juges. En fait, il recrée une poésie oubliée dans nos domaines : une poésie métaphysique où il est question des replis du temps, de l’être et du salut. […] Puis vint la grande période de création poétique" ("Un rhétoricien hanté", in Le Monde, 25 septembre 1984). »

Anne-Sophie Constant, notice de Jacob, Œuvres poétiques complètes, t. 2, L’Âge d’Homme, 2003, p. 1261-1265.