« Les protagonistes de cette tragédie intellectuelle que fut sous le stalinisme la nouvelle "trahison des clercs" furent Camus d'un côté, de l'autre Sartre, Merleau-Ponty, et à un degré moindre, Emmanuel Mounier, hélas ! Presque tout le champ de la pensée progressiste s'étendait autour des Temps modernes et d'Esprit. Cette intelligentsia de Saint-Germain-des-Prés, qui ne s'est jamais confondue avec celle, proprement stalinienne, dont Aragon fut le berger vigilant, aura joué non seulement dans la pensée française, mais dans toute la pensée occidentale à l'Est comme à l'Ouest, un rôle hors de proportion avec sa profondeur d'esprit toute relative, rôle qui ne s'explique, à cette époque déboussolée, que par l'étendue de son irréalisme intellectuel. Tous ces philosophes d'origine bourgeoise se précipitaient dans l'utopie révolutionnaire pour se libérer idéalement de leur péché originel, alors que Camus, né dans un milieu populaire des plus pauvres, comprit d'emblée, dans son horreur concrète, la réalité quotidienne de la terreur que ses adversaires – et quels adversaires ! – envisageaient comme l'instrument abstrait d'une révolution dont, trente ans après Lénine, ils se croyaient encore les théoriciens. »
« Une grande pédagogie ? », France catholique, n° 1842, 2 avril 1982