PIERRE EMMANUEL

Pierre Emmanuel par lui-même - La guerre

     31 décembre 1938, mariage avec Jeanne Crépy : « Je fus toujours aimé de quelques-uns, avec une profondeur singulière : pas plus qu’ailleurs, il n’est ici lieu de parler de (...) ma première femme, et qui sut me sauver de mes démons ; elle mérite ce silence du cœur où la tendresse est ineffable, comme l’air ou le pain quotidien ; si misérable et destitué que je puisse un jour devenir, je suis sûr qu’un être au moins me fera miséricorde, et c’est une sublime assurance, une foi dont je sais la portée. Il est des moments de notre vie où nous n’existons que par ceux qui nous aiment : celle qui jamais ne désespéra de me ressusciter d’entre mes morts, connaît seule le prix qu’elle a payé pour ce miracle. »

Qui est cet homme ?


     « Bilan de ces années d’avant-guerre : l’essentiel de ma formation spirituelle, une imprégnation (à laquelle je ne me suis jamais refusé) par la pensée chrétienne sous toutes ses formes, de l’Écriture aux grands mystiques, de saint Thomas à Karl Barth, de saint Augustin à Luther. Une abondance de lectures en vrac, d’où émergeaient quelques livres : L’âme romantique et le rêve de Béguin, la poésie de Jouve, les Cinq grandes Odes, Mallarmé, l’Hypérion de Hölderlin, Crainte et Tremblement, Hopkins, etc. Dans l’ensemble, les étrangers tenaient dans cet inventaire plus de place que les Français. Enfin me venaient de mon fonds quelques cinquante poèmes, qui se retrouvaient dans Élégies, Le Poète et son Christ, et Tombeau d’Orphée. J’oubliais quelques textes inspirés déjà par la guerre, les bombardements et l’exode : ils seraient recueillis dans Jour de Colère, en 1942, avec d’autres poèmes sur les Juifs, les camps de concentration, et la tyrannie dont nous subirions tous la souillure. »

Pierre Emmanuel, Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui


     « C’est à dessein que j’emploie, pour dégager le sens de cette guerre, les mêmes images qui me servirent pour analyser la Descente aux Enfers : un grand symbole massif, contenant implicitement tous les autres, ‑ une obsession qu’il faut briser, mais au prix d’un long cauchemar. L’analogie, on en conviendra, n’est pas que superficielle. Ceux qui vécurent la guerre en esprit commencent de mesurer la profondeur du travail de catharsis qu’elle opéra sur eux, et eux sur elle. Leur Descente aux Enfers, pour être réelle, et peuplée de monstres vrais, n’en était pas moins mystérieuse, ni confondante pour l’esprit ; le sens de l’homme s’y trouva blessé dans sa plus intime certitude, chaque mot, chaque silence, divisés contre eux-mêmes et savamment envenimés ; c’est de l’excès de cette division que naquit l’action souterraine, underground, incertaine et tâtonnante au début, se cherchant une structure et une âme ; plus lucide, plus fraternellement cohérente, à mesure que l’horreur avançait. »

Qui est cet homme ?


     « Catherine Marianne est née le 14 juillet… Ce fut assez laborieux ; mais la mère et la fille sont bien, et l’enfant est magnifique (c’est un père qui parle, mais, même avec la part de l’exagération, ce n’est pas si mal que ça.) » (Lettre à Wolfgang Simoni)

     « Catherine Marianne se porte comme l’espérance : et sa mère aussi » « Catherine marche depuis dix jours. C’est très amusant… épuisant aussi. » (Lettres à Jean Lescure)


     « Un gouvernement qui me dit : tu pensais que les Juifs étaient des hommes, tu te trompais ; ce sont des bêtes qu’il faut exterminer, commet un acte d’arbitraire contre ma conscience et la conscience universelle : il peut régner par la terreur, mais non point en vertu de sa légitimité. Il peut tout faire, sauf me demander d’acquiescer : et déjà mon refus est une révolte. Plus encore, même si je me tais contre lui, je me rends complice de son arbitraire : il parle, il violente ce langage qui me rend solidaire de tous ; il introduit la division au cœur de l’être, la terreur dans l’essence des mots. (…) Ce régime ne pouvait vivre qu’en pervertissant les mots : mais qui blesse le langage, blesse l’homme ; une trop longue contamination rend impossible la pensée même qui s’en défend le mieux. La déformation systématique du langage crée des monstres intellectuels : enfoncés dans une confusion mentale que la propagande totalitaire entretient, les seuls réflexes dont ils aient l’usage sont artificiels ; créés, modifiés ou extirpés à volonté, selon les besoins de la cause.

Qui est cet homme ?


     « Quelles hauteurs le bourreau peut atteindre dans l’invention, et quel clavier de douleurs s’offre à lui depuis la sensation simple des coups jusqu’à la plus fine torture de l’âme, je suis assez de mon siècle – et plus encore : assez conscient du mal qui est en moi – pour n’en savoir que trop long là-dessus. Voilà pourquoi, pendant la guerre et depuis, je me suis trouvé si constamment solidaire de ceux dont le visage était ainsi humilié. Je m’identifiais avec eux par la peur, certes, par la compassion plus encore, mais aussi par un mouvement que je puis qualifier de religieux, puisqu’il était l’analogue de celui du pécheur partageant l’agonie de ce Dieu qu’il cloue lui-même. Comme Véronique, je recevais en filigrane de mon âme cette Face de douleur qui est toujours celle du Christ. J’en lisais toutes les souffrances dans ma chair, me disant : j’en suis comptable. »

L’ouvrier de la onzième heure

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