... Je connais toutes les rues, toutes les "traboules" qui dévalent vers la Saône...
... Par goût du silence plus que par dévotion, j’ai fréquenté chaque jour certaines de ses églises, la Cathédrale Saint-Jean,
Halte vers le soir
(Église des étrangers, Lyon)
Toute lassitude allaite enfin mon corps
inscris mon âme nue en ton giron de Mère !
Je revois ton ogive ô havre de ma mort
où refluait avec le soir ma fuite amère
Tant d’absurdes battues pour débusquer le sort
(ces pas que le pavé brûlait d’un feu de pierre,
ce regard qui voilé de sang chassait encor,
cet automate de désir aux reins sévères)
La fatigue s’en est incrustée en mes os
et je voudrais crouler comme autrefois dans l’ombre,
sentir la lente nuit ruisseler sur ma peau
Couler à pic au fond des siècles et des mots,
bercé par l’immobilité de tes eaux sombres,
Église ! et que mon cœur reprenne en ton repos.
Tristesse ô ma patrie
« Quelles réprimandes n’eussé-je essuyées sans mot dire pour flâner un instant de plus dans ses rues noires…
... [J]’allais marchant le long du fleuve, attiré par l’eau nocturne, vide bientôt de toute autre pensée que du néant ; et soudain, dans ce grand abîme d’images, l’arche d’un pont surgissait, magnifiée comme une cathédrale ;
Quais du Rhône à Lyon
Sur la berge où les ponts à l’infini se voûtent
homme et fleuve parfois cheminent de concert.
Qui n’a goûté le premier pleur du premier homme
un soir que le passé bruinait sur les eaux ?
Villes psalmodiant à voix lointaine, comme
d’une nef latérale au mystique vaisseau
« Cette ville vouée à la Vierge était hantée de putains : elle avait ses lieux bas et son haut lieu, les uns dédaléens, étroits et sombres, l’autre élevé dans la lumière, plein d’air vaste et de paix...
... se perdre dans l’obscurité des traboules, où suintaient des pensées d’assassinat ;
... puis aborder l’échelle de Jacob, raide et vertigineuse comme un calvaire ;
... et la ville montait à mes semelles, la lourde rumeur boueuse se brassait et se rebrassait dans mon cœur.
... mais dans la petite chapelle qui la jouxtait, creuse et marine comme un coquillage, d’une immémoriale qualité de silence, naufragée dans l’épaisseur du temps. Dans cette grotte où brûlait parmi les cierges une Madone miraculeuse au sourire absent, l’odeur de l’encens évoquait une buée d’anciennes larmes : on avait dû beaucoup pleurer en ce lieu, de peine et de joie tout ensemble ; c’était le sanctuaire de l’universelle compassion, l’un des rares lieux de la terre où l’on se sente seul et comblé de tous, des douleurs, des bonheurs, des destinées de tous les hommes.
Malgré moi je ne pouvais manquer de rapprocher l’antre secret des prostituées et cette grotte lumineuse : entre l’infâme et l’ineffable prostitution s’écoulait, s’épurait la détresse éternelle du monde ; la prière d’en bas, ce blasphème désespéré contre le poids de notre condition, s’articulait à la prière d’en-haut, faisait partie de la communion dans le Corps Mystique ; il fallait tout vouloir pour tout comprendre, faire effort pour s’aimer soi-même au sein de l’abjection, et se rappeler que la Face de Dieu n’attend qu’un regard d’amour pour resplendir sur le visage de l’homme, de n’importe quel homme, fût-ce le criminel le plus abject ou la plus écœurante prostituée. »
Qui est cet homme ?
« Quel bain d’air frais, sitôt franchie la lourde porte du collège ! À l’Université, je n’avais que cinq heures de cours : le reste du temps, j’étais libre ; je flânais de longues heures dans les rues. Lyon n’offre guère de ressources : quelques perspectives sublimes, du haut des collines ou le long des quais ; un bon musée, dont la cour intérieure est un îlot de rêverie ; une foule d’églises et de chapelles ; une bibliothèque vétuste, mais honorablement fournie…
... [J]e regardais (…) le Rhône, sa courbe savante entre les quais, le pont de l’Université, les mouettes : le jour gris fer, aux angles nets, avivait l’austérité de la ville, ce grand air de raison que lui donnent ses fleuves, l’amphithéâtre de ses collines, sa juste proportion dans l’étendue.
.... dans les rues pleines d’échos, sur les places balancées comme des radeaux à l’amarre. »
Qui est cet homme ?
« Dans un paysage de ruines, que la mélancolie multipliait, je jouais à me sentir seul et comme abandonné par la durée. J’y gagnai cette maladie qu’ont les poètes de fabuler leurs sentiments, de ne pouvoir sentir sans imaginer : une peste. Cela donnait du ton à mon langage, et cette éloquence du simulateur qui se fie à la sensibilité propre des mots. Inextricablement faussaire, j’en fus bientôt à ne plus distinguer l’émotion vraie de l’inventée : le thème réel se perdait à travers les variations dont il était le prétexte ; le signe le plus léger (cette mouette seule au ciel d’hiver, ce train qui siffle en traversant le fleuve), pourvu qu’il vînt timbrer ma vaste et vague nostalgie, ses harmoniques éveillaient les lointains de ma solitude, et je m’enivrais de porter tout le malheur du monde dans mon cœur. »
Qui est cet homme ?
« Ce n’est pas en Béarn que j’ai eu l’inspiration poétique… mais à Lyon, brumeuse, assez mystérieuse, mystique, gnostique, qui a constitué un véritable paysage mental pour moi. C’est l’univers de la ville qui m’a le premier séduit dans ma poésie, nocturne, dans laquelle toutes les rues sont un peu sinueuses… J’ai commencé par le noir, j’ai commencé par descendre dans ma poésie puisque j’ai commencé par Tombeau… j’aime beaucoup le noir, l’obscur en poésie, et que ça se passe en dessous du mental, dans le monde du rêve où à mon avis les trois quarts de notre vie s’accomplissent, contrairement à ce que pense la plupart des gens… »
Radioscopie avec Jacques Chancel, 18 octobre 1978
Que j’ai suivi longtemps la Mort sous tes arcades
que de rues j’ai pétries de mon pas de souffrance
que de sang j’ai mêlé à l’huile des pavés
que j’ai cherché le crime pur atrocement
parmi les meurtres discordants les agonies
l’amour
... devenus des éléments d’une réalité onirique, ...
... interprété constamment par référence à des objets concrets. »
Choses dites, « De la beauté »
« Je fus l’ami d’une grande ville, inséparable d’elle, porté par son rythme secret : elle m’apprit à penser à l’intérieur d’une expérience en progrès, sans la déformer ni l’interrompre : toute la pensée symbolique est là. Il n’est pas une de mes œuvres poétiques où ne se retrouve la ville : qu’elle soit mère, maîtresse, putain, ou l’image de la géhenne moderne, ou le creuset d’une obscure communion ; qu’elle soit la ville qu’adolescent je parcourus, poursuivant le bonheur, et le malheur à mes trousses ; ou la Babel de notre solitude présente, qui vainement se fortifie contre la nature et l’éternel ; ou l’Église à venir, la nouvelle architecture morale dont les métropoles d’aujourd’hui, si tragiquement hostiles à l’homme, éveillent en nous le douloureux besoin. »
Qui est cet homme ?
Quelques lieux particuliers du Lyon emmanuellien
« Le choix du collège fut vite fait ; on me mit au pensionnat des Lazaristes, que les Frères dirigeaient. Cet établissement avait la réputation, solide et partiellement justifiée, de préparer des bêtes à concours, en vue des Écoles scientifiques : mon oncle y avait des attaches, et me fit entrer en cinquième en dépit de mes dix ans. » (Qui est cet homme ?)
[Après qu'il a choisi de ne pas devenir un ingénieur comme le désirait son père] « Je suis entré à ce moment-là comme professeur de troisième, comme pion et comme professeur de 3e au pensionnat des Lazaristes. C’est là que j’ai fait mes premières découvertes pédagogiques, si je puis dire ! D’abord j’avais un métier assommant. Il fallait que je surveille les dortoirs, il fallait que je surveille les pensums, que je mène les garçons en promenade. (…) J’enseignais le français et les mathématiques et ma première expérience a été la découverte que ce n’est pas la réussite apparente qui est le gage de la valeur intellectuelle d’un enfant. » (Entretien inédit)
La librairie Crozier, 20 rue d'Algérie
« [J]'ai fini mon livre, Qui est cet homme, ou le singulier universel. Il vous est dédié, ainsi qu'à Crozier, ce libraire lyonnais qui fut de mes amis, et qui mourut des suites des mauvais traitements qu'il reçut dans les prisons allemandes. »
Lettre à A. Béguin, 4 septembre 1947
Tant s’accélère en nous votre sang. Je te vois
non ! je scrute un lointain ovale de pénombre
où volent en éclats des verres au couchant
Sans geste, nous suivons l’envol des mains captives
elles crient sur la mer, et nous pleurons ! L’enfant
ose un baiser vers vous, hirondelle ! longtemps.