PIERRE EMMANUEL

Quelques influences

     « J’ai eu la chance, ma vie durant, d’avoir affaire à ce qu’on appelait autrefois des médecins de famille, qui furent tous de mes plus intimes amis. L’une d’entre eux, le docteur Pierre Baudot – c’était avant la guerre, j’avais alors seize ou dix-sept ans – m’emmenait lui tenir compagnie pendant ses tournées qui duraient des après-midi entières. C’était en Béarn, du temps où les autos étaient rares, les chemins souvent improbables et les fermes isolées au flanc des coteaux. Nous circulions ainsi par tous les temps, et je l’attendais dans l’auto pendant ses visites, muni d’un livre que j’avais pris dans sa bibliothèque au départ. Parfois je trouvais entre les pages un billet de banque oublié là. Le docteur Baudot était indifférent à l’argent, il lui arrivait d’en glisser sous la tasse de café ou le verre de vin que lui offraient ses clients les plus pauvres, et qu’il se contentait de porter à ses lèvres après avoir trinqué. Je lui dois d’avoir appris beaucoup de la dureté de la vie patriarcale en ce temps-là, et de toute une société rurale qui semble aujourd’hui reculée dans les âges, mais qui, peut-être, se survit. Je lui dois aussi le sens de l’humour que le jeune médecin militaire gazé pendant la guerre de 14 avait gagné dans son affrontement avec la mort. Ce Lorrain fut vraiment, pendant cinquante ans, l’âme de mon village béarnais dont il connaissait toutes les familles. Je veux dire que chaque malade était pour lui un être humain avec son nom propre, son identité singulière et ses défauts, voire ses vices ou ses refoulements, bien que le mot ne fût pas en vogue à l’époque, si la chose, elle, l’était. Cet être humain, il le situait dans son milieu, connaissait ou devinait ses rapports avec ses proches ; il savait aussi les peines et les servitudes de son métier. Aussi pût-il jouer, bien plus que le prêtre et d’une manière qui restait toute professionnelle, un rôle de conseiller, de guide moral, dans ce rude milieu paysan à la fois désarmé et fataliste devant la grave maladie et devant la mort. »

 

« Un patient et ses médecins », séance du 13 décembre 1983, Bulletin de l’Académie nationale de médecine, n° 9, 6-13 décembre 1983, p. 997-1005


      « L’abbé Devert et l’abbé Monchanin (…) sont parmi les hommes qui m’ont le plus marqué : pendant longtemps, le premier fut mon unique famille. (…) L’abbé Devert avait un physique à peindre, et cette distinction qui ne vient que du cœur. J’ai rencontré depuis des natures élégantes, dont les gestes et l’esprit ne font qu’un : mais rarement, sinon chez quelques êtres d’élection, une telle transparence morale. Il était grand, d’un port noble, mesuré dans ses gestes et sa voix : ses cheveux précocement blancs ajoutaient à la sérénité de son visage, où se lisait une paix gagnée sur la douleur. Car l’abbé Devert, héros de l’autre guerre, et qui portait avec modestie de presque invisibles décorations, avait été gazé devant Verdun, et devait mourir, à cinquante ans, des suites du mal qu’il ne dominait qu’à force d’énergie apostolique. Il avait gardé, de son expérience de combattant, l’horreur des fanfaronnades belliqueuses, et voyait avec dégoût se développer les chantages nationalistes d’alors. (…) Il était l’un de ces rares pasteurs qui puissent parler à la classe ouvrière, et la calomnie, la haine de classe, que ses adversaires avaient mobilisées contre lui, furent impuissantes à balancer en haut lieu l’estime pour son œuvre d’apôtre. »

Autobiographies


     « L’abbé Monchanin (…)  m’introduisit dans un monde moral dont je garde encore le regret. » (Autobiographies)

     « Les spécialistes connaissent ce grand esprit, dont la culture était universelle et l’intuition pratiquement illimitée. Il pénétrait tout, embrassait tout, établissait entre toutes choses un réseau nerveux de correspondances : intelligence véritablement cosmique, il ne visait pourtant que l’Ineffable, la gloire de l’Un, l’éblouissement les yeux ouverts face à l’Intelligence incréée. François Larue était un humaniste ; Monchanin était un mystique jusque dans les gestes quotidiens de la connaissance : l’un cherchait l’unité de l’esprit humain, l’autre la dépassait et s’élançait vers l’Un absolu. Entre ces deux hommes, ces deux pôles, mon idéal n’a cessé d’osciller. »

Pierre Emmanuel, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui »


     « La présence d’un grand esprit s’impose dans sa façon d’être : les moins subtils d’entre nous étaient sensibles à l’élégance intérieure de l’abbé Larue. Nous pressentions, derrière le maître, un homme de puissante pensée : il en gardait le secret, mais le sourire, l’éclair des yeux, la mobilité du visage, trahissaient l’éternelle jeunesse du savoir. »
      « Il enseignait les mathématiques en Spéciales : sa clarté touchait au génie. Avec cela, l’ironiste le plus constant qui se pût voir, léger, cruel, rapide, d’une bonté pourtant qui maniait l’aiguillon sans blesser. Il se moquait moins de nous que de l’homme : s’amusait à le prendre en défaut d’intelligence ou de bon sens. » (Aubogiographies)

     « Il a (...) été toujours pour moi un véritable père, un ami en tout cas extrêmement fidèle et très proche. Pendant la guerre c’est chez lui qu’a été fondé, entre autres, le Comité National des Professeurs. J’étais là. C’était aussi chez lui qu’étaient entreposés par mal de documents et il y avait un va-et-vient continuel de personnes et d’activités, et chaque fois que j’allais à Lyon, donc (j’y allais assez souvent), c’était chez lui que je descendais, c’est avec lui que j’ai fait un certain nombre de choses pendant la guerre. Et lui-même était un des chefs de l’armée secrète du Sud-Est, c’était un des adjoints du colonel Descours. » (Inédit)



     « L’œuvre de Jouve est une voie : c’est ce qui la rend à un tel degré exemplaire. La poésie n’y est ni séparée, ni ennemie du destin, mais se l’intègre de telle sorte que l’expérience poétique devienne exclusive de toute autre, absolue. Le poëte ayant découvert sa propre nécessité – sa culpabilité – devant l’immense théâtre du conflit cosmique opposant l’Amour et la Mort, et la Parole, réarticulée en plein chaos, reprend son vrai sens démiurgique, qui est d’action sur la matière et d’incarnation. L’expérience tout entière est révélée comme péché, en même temps que le coupable retrouve, en deçà de l’origine, l’Amour dans sa nudité et son unité. Il contemple son dieu dans son péché, et, s’enfonçant au cœur de la nuit originelle, il se meut lourdement, chargé de son monde à sauver, de sa création toujours plus pesante et plus obscure, vers la Face abîmée en d’impossibles profondeurs. »

1er article de Pierre Emmanuel sur Jouve, Les Nouvelles lettres, n° 3, 1er octobre 1938

      Lire un autre article sur Pierre Jean Jouve

Haut ↑