« J’ai eu la chance, ma vie durant, d’avoir affaire à ce qu’on appelait autrefois des médecins de famille, qui furent tous de mes plus intimes amis. L’une d’entre eux, le docteur Pierre Baudot – c’était avant la guerre, j’avais alors seize ou dix-sept ans – m’emmenait lui tenir compagnie pendant ses tournées qui duraient des après-midi entières. C’était en Béarn, du temps où les autos étaient rares, les chemins souvent improbables et les fermes isolées au flanc des coteaux. Nous circulions ainsi par tous les temps, et je l’attendais dans l’auto pendant ses visites, muni d’un livre que j’avais pris dans sa bibliothèque au départ. Parfois je trouvais entre les pages un billet de banque oublié là. Le docteur Baudot était indifférent à l’argent, il lui arrivait d’en glisser sous la tasse de café ou le verre de vin que lui offraient ses clients les plus pauvres, et qu’il se contentait de porter à ses lèvres après avoir trinqué. Je lui dois d’avoir appris beaucoup de la dureté de la vie patriarcale en ce temps-là, et de toute une société rurale qui semble aujourd’hui reculée dans les âges, mais qui, peut-être, se survit. Je lui dois aussi le sens de l’humour que le jeune médecin militaire gazé pendant la guerre de 14 avait gagné dans son affrontement avec la mort. Ce Lorrain fut vraiment, pendant cinquante ans, l’âme de mon village béarnais dont il connaissait toutes les familles. Je veux dire que chaque malade était pour lui un être humain avec son nom propre, son identité singulière et ses défauts, voire ses vices ou ses refoulements, bien que le mot ne fût pas en vogue à l’époque, si la chose, elle, l’était. Cet être humain, il le situait dans son milieu, connaissait ou devinait ses rapports avec ses proches ; il savait aussi les peines et les servitudes de son métier. Aussi pût-il jouer, bien plus que le prêtre et d’une manière qui restait toute professionnelle, un rôle de conseiller, de guide moral, dans ce rude milieu paysan à la fois désarmé et fataliste devant la grave maladie et devant la mort. »